Il convient en fait de rapprocher ce texte d’un passage de l’Ancien Testament, celui du rattachement d’Elisée au pas d’Elie.
1er Livre des Rois, 19.19 « Il partit de là et trouva Elisée, fils de Shafath, qui labourait ; il avait à labourer douze arpents, et il en était au douzième. Elie passa près de lui et jeta son manteau sur lui. Elisée abandonna les bœufs, courut après Elie et dit : « Permets que j'embrasse mon père et ma mère et je te suivrai. » Elie lui dit : « Va ! retourne ! Que t'ai-je donc fait ? » Elisée s'en retourna sans le suivre, prit la paire de bœufs qu'il offrit en sacrifice ; avec l'attelage des bœufs, il fit cuire leur viande qu'il donna à manger aux siens. Puis il se leva, suivit Elie et fut à son service ».
Cette version de Luc est un peu difficile pour nous : ces trois candidats au voyage ont en fait des raisons valables. L’enthousiasme du premier est évident, on ne comprend pas vraiment pourquoi Jésus lui coupe les pattes. Enterrer ses parents fait partie des commandements du décalogue. Dire au revoir à sa famille est plutôt une marque de bonne éducation.
N'oublions pas que pour Luc ce voyage qui se prépare pour Jérusalem constitue la trame de son évangile ; plus que cela, Luc écrit ce long passage sur les exigences du disciple en pensant bien entendu aux réalités des églises de son temps, et nous lecteurs du 21ème siècle, nous avons bien compris qu’il s’agit d’un cheminement permanent de l’humanité vers Dieu. Ce sujet du départ, que les spécialistes nomment la suivance, n’est pas pour Luc une suivance passive et obéissante : il s’agit avant tout d’une aventure partagée, d’un départ qui exige que l’on se fasse un peu violence. Luc crée ce nouveau concept de disciple à perpétuité, qui n’existait pas chez les juifs où les jeunes étaient supposés ne passer que quelques années avec un rabbin. L’existence itinérante du chrétien justifie la rupture de tous les liens affectifs, il faut tout laisser pour suivre Jésus.
C’est vrai que l’argument peut paraître un peu exagéré. Mais si on pense un peu à quelques dictons encore de vigueur de nos jours : Regarder le futur en face, s’arrêter est mourir un peu, mettre de côté son complexe d’Œdipe…