En ce jour de Toussaint, l’Eglise nous invite à lire les béatitudes de Matthieu, un texte pas facile car il permet de dire un peu tout et n’importe quoi, Marx verra en lui l‘opium du peuple. Pour ne pas tomber dans le sens moralisateur ou pleurnichard, nous allons essayer de vraiment comprendre ce que Matthieu (et Luc) ont bien ou vouloir dire.
Il faut bien considérer que l’exercice des béatitudes est, comme celui des lamentations, un exercice classique de la littérature biblique. Pour preuve, ce passage du livre d’Esaïe 61 : « L'Esprit du Seigneur DIEU est sur moi. Le SEIGNEUR, en effet, a fait de moi un messie, il m'a envoyé porter joyeux message aux humiliés, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l'évasion, aux prisonniers l'éblouissement, proclamer l'année de la faveur du SEIGNEUR, le jour de la vengeance de notre Dieu, réconforter tous les endeuillés, »
Marc ne parle pas des béatitudes, alors que toute l’analyse historico-critique tend à montrer que Jésus les a effectivement prononcées. On a pensé que s’il n’en parlait pas, c’est tout simplement parce qu’il n‘a pas eu accès à la fameuse source Q, ce recueil de logions dans lequel Luc et Matthieu ont abondamment pioché : Luc ne retiendra que 4 de ces béatitudes, qu’il complètera avec 4 malédictions, Matthieu en prendra 9. On pense que la source Q en avait 4 aussi : les pauvres, les affamés, les affligés et les haïs.
Le texte est bien entendu un hymne de réconfort à ceux qui souffrent de la persécution, mais pour saisir le message d’espoir complet, il faut intégrer les béatitudes dans l’ensemble du discours sur la montagne et compléter les béatitudes avec « le sel de la terre » et la lumière du monde. Dans la culture de Matthieu, il y a plusieurs conflits : celui qui oppose les juifs pharisiens aux nouveaux chrétiens, et celui qui oppose au sein de la communauté chrétienne les piétistes (la prière sans la Loi) et les légalistes (pour qui la Loi doit être encore suivie à la lettre). Matthieu écrit donc cette charte, que l’on pourrait aussi considérer comme la carte d’identité des chrétiens, pour montrer l’importance de dépasser la Loi pour se mettre en justice avec Dieu.
Mais attention, Matthieu ne dit pas que Dieu va venir sur terre pour tout remettre d’aplomb et redonner aux hommes ce qu’ils n’ont pas ; il ne dit pas non plus que Dieu va venger les pauvres en les faisant riches. Il dit seulement que ceux qui souffrent mais qui démontrent de réelles qualités de cœur, alors ceux-là vont pouvoir se rapprocher de Dieu qui les a déjà en haute considération, et qu’une fois dans le royaume, alors ils ne connaîtront plus ce genre de souffrance. Encore une fois attention, il n’est pas en train de dire qu’au paradis les affamés vont devenir obèses. En se rapprochant de Dieu, ils ne connaîtront plus les souffrances terrestres, celles qui les font souffrir.
Matthieu va préférer une analyse un peu spirituelle des lamentations, avec une pauvreté d’esprit peut-être, alors que Luc va se montrer plus revanchard, plus matériel aussi. Pour Luc, la richesse terrestre risque d’être un frein pour gagner le Royaume. Pour Matthieu, il parle plutôt des pauvres en esprit.
Matthieu, qui cherche à s’intégrer dans l’histoire biblique, va s’appuyer sur le Psaume 37 : « Mais les humbles posséderont le pays, ils jouiront d'une paix totale. L'impie intrigue contre le juste ; contre lui il grince des dents. Mais le Seigneur rit de lui, car il voit venir son jour. Les impies ont dégainé l'épée et tendu l'arc pour abattre l'humble et le pauvre, pour égorger celui qui marche droit. Mais leur épée entrera dans leur cœur, et leurs arcs se casseront. Le peu qu'a le juste vaut mieux que la fortune de tant d'impies »
Il faut dire un mot d’explication sur le terme « justice » qui n’a pas la connotation sociale d’aujourd’hui : la justice, c’est une juste orientation, l’adéquation avec Dieu, avec la volonté de Dieu. Pour Matthieu, ce ‘est pas seulement respecter la Loi mais la surpasser.
Les cœurs purs sont inspirés du Psaume 24 : « Qui gravira la montagne du SEIGNEUR ? Qui se tiendra dans son saint lieu ? L'homme aux mains innocentes et au cœur pur, qui ne tend pas vers le mal et ne jure pas pour tromper. Il obtient du SEIGNEUR la bénédiction, et de son Dieu sauveur la justice. » La pureté de cœur c’est en fait la parfaite correspondance entre l’intention et l’agir, c’est aussi un cœur tourné vers Dieu. Et aux rabbins qui proclament que c’est la connaissance des Écritures qui permettra de voir Dieu, Matthieu oppose un accès direct pour ceux qui ont un cœur sincère et loyal à Dieu, tout en maintenant l’idée que les disciples sont les dignes successeurs des prophètes martyrs.
Quant aux artisans de paix, Matthieu fait certainement référence à l’obligation faite aux juifs de tout faire pour réconcilier les couples qui se déchirent.
Le message de Matthieu aux chrétiens est de mettre en correspondance leur vie et leur foi. Déjà chez les Grecs, le bonheur était de se rendre compte de l’harmonie dans laquelle on vit. Matthieu insiste sur le bonheur de vivre avec Jésus, mais aussi sur le fait que ce bonheur est eschatologique, un bonheur conditionné à la foi et en la mise en pratique des commandements de Jésus.
L’opposition humaine au projet divin existe encore bel et bien. Ce texte est donc aussi pour nous.