Ce passage, qui connaît son parallèle en Lc 6,20-26, provient probablement de la source Q, car Marc n’en parle pas. Il est fort peu probable que Jésus ait prononcé ces paroles, elles sont plutôt l’œuvre des évangélistes. Les béatitudes existaient bien avant Jésus, elles font partie de la tradition juive, des textes de sagesse antique et des psaumes. Il suffit de relire Isaïe 62, 1-2 :
« L'Esprit du Seigneur DIEU est sur moi. Le SEIGNEUR, en effet, a fait de moi un messie, il m'a envoyé porter joyeux message aux humiliés, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l'évasion, aux prisonniers l'éblouissement, proclamer l'année de la faveur du SEIGNEUR, le jour de la vengeance de notre Dieu, réconforter tous les endeuillés, »
Dieu s’est toujours montré proche de ceux qui souffrent, et ces béatitudes anciennes avaient une grande portée eschatologique : quand Dieu viendra, il saura voir la souffrance et panser les plaies.
Quelques détails techniques sur le vocabulaire :
« pauvres de cœur ». L’expression se trouve dans le Psaume 34.19 « Le Seigneur est près de ceux qui ont le cœur brisé, et il sauve ceux qui ont l’esprit dans l’abattement »
Les « doux » sont non pas ceux qui auraient un caractère tout en douceur, il s’agit plutôt de ceux qui ne peuvent exprimer autre chose que de la douceur à cause de leur condition sociale ou de leur religion. Bref ceux qui sont sous la censure.
« Ceux qui pleurent » sont ceux qui sont dans le deuil
« les cœurs purs » sont ceux que l’on nommait les simples, cad ceux dont les actes sont en lien avec leur pensée et ceux qui ont mis leur cœur à un niveau de pureté qui va leur permettre de rencontrer Dieu.
« l’œuvre de paix » est une exigence juive d’essayer de pacifier les couples qui se chamaillent.
Pour Luc, il n’y a que 4 béatitudes, suivies de 4 malédictions qui concernent les pauvres, les affamés, ceux qui pleurent et ceux qui sont haïs. Mais Luc parle lui de la pauvreté du porte-monnaie (et non du cœur), de la faim de l’estomac (et non de la justice), et tous deux ont repris le couplet sur la haine reçue à cause de Jésus, sujet dont il est assez peu probable qu’il fut abordé par Jésus de son vivant, mais qui est un préoccupation sérieuse en l’an 85.
Il convient de faire attention à ne pas voir dans ces béatitudes une théologie de la rétribution : ce n’est pas parce que vous souffrez que vous aurez droit au réconfort du paradis. Il n’y a aucune invitation à se mettre dans la souffrance pour obtenir le salut. Il n’y a aucune promesse de changement, il n’est jamais dit que demain ceux qui souffrent ne souffriront plus, dans la même vie. Au paradis, pas de douleur.
Marx évidemment a pris ces béatitudes et les a assaisonnées à sa sauce, celle de l’opium du peuple : « l’évocation d’un paradis à gagner en acceptant la misère du monde présent a été une véritable drogue évitant la révolte des exploités ». Les béatitudes inventées par les patrons, les militaires, les riches et les bourgeois !
Nietzsche aussi : « en valorisant les larmes et la faiblesse des perdants, l’Eglise s’oppose à une morale noble qui doit encourager la force et le dépassement de soi ».
Ni Jésus, ni Luc ni Matthieu ont invité les chrétiens à souffrir en silence, ils n’ont pas appelé à la reddition ni même à l’acceptation de l’inacceptable. Ils ont juste dit ce qui se dit depuis longtemps, que Dieu est aux côtés de celui qui souffre. Et si nous-même décidons de nous mettre à leur proximité, alors il est possible que nous puissions rencontrer Dieu. Au tournant d’un couloir d’hôpital, d’un parloir de prison, d’un restau du cœur, et tant d’autres endroits encore.